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Le Marais

 

Lorsque j’étais enfant, quand venait le cours de géographie à l’école ; j’aimais dessiner les fleuves et les rivières de France. J’aimais reproduire tous leurs méandres tracés selon la fantaisie de la nature qui avait mis là, les montagnes, les plateaux et collines entrecoupés par ces plaines et vallées où serpentait un cours d’eau et cela depuis la nuit des temps. Je pensais que tous ces fleuves, rivières et ruisseaux se prélassaient au centre d’une  large bordure de marais comme un oiseau ferait dans son nid. Or, en grandissant et les voyages aidant, je fus détrompée. Notre Petit Morin est en fait, une exception ; peu de rivières possèdent cette large couverture de roseaux, moutonnés par les vordes (appelés aussi saules Marsault) touffues et les bouleaux à l’élégante pile blanche couronnée  d’un souple branchage lui-même couvert d’un fin feuillage dans lequel joue la brise matinale. Aujourd’hui encore j’aime promener le regard sur cette étendue sauvage que les brumes de septembre  recouvrent d’ouate d’où émergent seulement les têtes des arbres. Heureusement que la configuration du terrain et sa nature humide ne permet pas l’exploitation ; donc, ici, pas question de remboursement ! Tant mieux ! Cette large vallée sauvage abrite une nombreuse faune tant galopante qu’ailée. Promenez-vous l’été, dans ces parages, le matin à l’aube et regardez bien, tout en prêtant l’oreille ; je considèrerais personnellement cela comme un ravissement que ne risque pas de se produire dans les terres cultivées. Des yeux inquiets vous épient, que ce soit le corbeau du haut de son peuplier, ou, plus bas, le minuscule pouillot qui se faufile à ras de terre parmi les roseaux et les buissons en faisant entendre son gracieux chant monocorde et saccadé. Le lièvre, lui aussi, vous fixe de son regard brun- fauve, quelquefois dressé sur son postérieur ; avant de détaler en dépliant ses longues pattes, pour disparaître au hasard d’une coulée, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil vers l’intrus qui s’est permis de le déranger de son gîte ou de son déjeuner quotidien.

Le faisan se complait, lui aussi, dans cette zone sauvage. Il attend que vous soyez arrivé sur lui pour vous faire profiter de son majestueux envol, du bout de vos pieds, en déployant élégamment sa belle queue. Je suis tenté de l’appeler paon des marais…

Chaque année, au sortir de l’hiver, quand sont venus les hâles de Mars où un vent sec balaie la plaine et cela depuis la nuit des temps ; nous entendons inévitablement cette phrase sinistre « les marais brûlent ». De  jour, un imposant nuage se dégage et peut-être aperçu à des kilomètres à la ronde. Lorsque le vent pousse ce nuage vers nous, il nous apporte des flammèches heureusement éteintes qui, légères comme des plumes s’abattent partout  amenant avec elles cette odeur d’herbes brûlées. La nuit tombée, la lueur est elle aussi visible de très loin ; tandis que la fumée recouvre la plupart des collines environnantes, au sol, les flammes dévorent tout sur leur passage dans un furieux crépitement qui fait fuir tous les animaux vivant à cet endroit. Le feu éteint faute de combustible, laisse derrière lui cette grande plaine toute noire d’où émergent les malheureux buissons qui tendent désespérément  leurs branches calcinées vers le ciel.

Très vite à quelques jours près, cette immensité change de couleur avec herbes et roseaux qui entament aussitôt la repousse. Très vite, aussi, les arbustes se parent de jolis chatons qui annoncent l’arrivée prochaine du printemps. Les populages sorte de gros bouton d’or quand le soleil d’avril joue avec les gouttes de rosée qu’il irise de toutes les couleurs, ces fleurs donc, s’épanouissent en larges touffes qui illuminent cette vaste plaine.

L’été venu, les roseaux se trouvant en bordure, donc dans des endroits accessibles, seront fauchés par les paysans pour servir de litière pour les animaux ou couvrir les meules de céréales ; tandis que les herbes  plus fines une fois séchées étaient pour le fourrage qui répandait une fraîche odeur mentholée dans les étables.

Ne vous avisez pas de faire glisser une feuille de roseau dans votre main fermée, celle-ci vous ferait l’effet d’une lame de rasoir (…) Le seul fait d’y penser me fait courir un frisson le long de l’échine, brr…

Dans ce marais, des sources, j’en connaissais, notamment, l’une d’elles, située aux Fontaines ; qui coule encore aujourd’hui doucement il est vrai car les quelques années de sécheresse que nous venons de connaître, ont contribué à la baisse des eaux souterraines. Le vieux lavoir est encore là, lui aussi, dans un état manifeste de vétusté. Combien de souvenirs me rappelle-t-il ?... Il était construit sur pilotis ; son bassin occupait le centre du bâtiment, les laveuses s’installaient autour sur le plancher à claires voies, où, étant enfant, je ne m’y engageais jamais sans une certaine crainte et l’œil rivé à l’eau que l’on voyait frissonner presque au ras des planches mal jointes. Des planches plus ou moins bien jointes, elles aussi, abritaient tant bien que mal du vent venant de l’extérieur. Le tout était surmonté d’un toit dont la pente était dirigée vers le centre du local pour permettre aux eaux de pluie de descendre dans le lavoir ; ce qui ne donnait pas toujours une eau bien claire du fait de son ruissellement sur les tuiles moussues.

Que de générations de lavandières ont défilé dans ce vieux lavoir. Elles arrivaient, poussant leurs brouettes  brinquebalantes sur lesquelles fumait la volumineuse lessiveuse où avaient « coulés » bouillis les draps de grosse toile, à moins que ce ne soit les chemises ou les torchons de grosse toile eux aussi. A coté de la lessiveuse, il y avait souvent le cuvier dans lequel on trempait les grosses culottes de velours côtelé et les tabliers de toile bleue avec le « jus » récupéré au fond de la lessiveuse. La lavotte sorte de caisse faite par le charron, dont un coté n’était pas fermé pour permettre à la laveuse de s’agenouiller sur un coussin garni de foin quand celui-ci n’était pas tout simplement en vrac. La lavotte  donc, était placée devant la planche à laver avec, à coté la brosse en chiendent, le savon, le litre d’eau de javel et la batte à laver qui, manœuvrée avec vigueur servait à extraire l’eau de lessive savonneuse et par la suite l’eau de rinçage du linge que l’on avait bien secoué dans l’eau du lavoir en le faisant gonfler ce qui donnait des formes comiques comme par exemple, pour les chemises saisies par le panet et dans lesquelles on se prenait a imaginer un être bien dodu à l’intérieur dansant à un rythme effréné à plat ventre sur la surface de l’eau.

Il y a beau temps que ce vieux lavoir ne résonne plus des échos des battes à laver ou des brosses menées par des mains aux doigts rougis par l’eau et le froid, qui étrillaient énergiquement ce linge qui était si dur à la peau. Les bavardages aussi, allaient bon train ! Qui ne s’est pas fait quelque peu égratigner par des ragots de lavoir ?

Le soir, chacune, poussant sa brouette reprenait le chemin de la maison accompagnée par le bruit du vent qui murmurait dans les peupliers et qui donnait une bonne « bête » piquette au bout des doigts. Arriver à la maison, les laveuses devaient étendre le linge sous un auvent, dans la grange ou tout simplement en plein air au jardin ; alors seulement après, on pouvait aller présenter nos pauvres doigts engourdis devant l’âtre où flambait une bonne bûche.

Je me souviens de la passerelle enjambant le rupt des Moulins que nous devions franchir pour aller au lavoir. Elle était à peine plus large qu’un plot (une grosse planche de 30 cm de large) et à chaque pas elle avait un mouvement d’affaissement comme les reins d’un cheval dont le cavalier serait trop lourd. Je laissais toujours ma grand-mère franchir le pont avec sa lourde brouette et je ne traversais le ruisseau que lorsqu’elle était arrivée de l’autre coté…

Le printemps venu, chacun, chacune, jardinait ; c'est-à-dire que le jardin était bêché soigneusement et les mauvaises herbes étaient, soit enterrées, de même que les racines qu’il fallait ôter. Les premières fleurs annonçaient la belle saison qui arrivait. Les toutes premières avaient fleuri au cours de l’hiver ; c’étaient, tout d’abord la rose de Noël, venait ensuite les perces-neiges qui méritent bien leur nom. Les violettes toujours présentes, elles aussi, vous embaumaient de leur délicat parfum ; les jonquilles les jeannettes, comme on les appelait autrefois illuminaient les jardins pour être suivies, un peu plus tard, par les roses à mille feuilles traduisez pivoines et le large pavot aux pétales de feu. Les plantes vivaces constituaient l’essentiel de la décoration du jardin parce que peu coûteuses, les plantes étant échangées entre voisines. Quelques sachets de graines complétaient l’ensemble. Je me souviens des parterres de ces pensées dont les innombrables frimousses, semblent vous dévisager ; les reines-marguerites étaient présentent avec leurs coloris vifs, souvent associées aux zinnias et, aussi loin que se portent mes souvenirs, je revois les dahlias qui fleurissaient jusqu’aux gelées, cette fleur est encore à la mode de nos jours ; mais hélas ! Certaines variétés remarquables ont aujourd’hui disparu.

Le printemps au jardin, c’était aussi la saison des choux montés. Ces choux qui avaient été plantés l’été précédent pour accompagner le rôti de porc pour les choux de Bruxelles, ou entrer dans la composition de la potée que l’on appelait vulgairement la soupe au cochon, pour les choux d’hiver. Lorsque tout n’avait pas été utilisé au cours de l’hiver, ceux qui restaient, montaient en fleurs et les pousses tendres étaient cueillies et cuites à l’eau pour être consommées à la vinaigrette comme des poireaux ou des asperges.

Les premiers beaux jours, c’était la cueillette de l’herbe pour les lapins dont les champs regorgent, les premiers labours des versines n’étant effectués qu’au mois de mai, les deuxièmes en juillet et les derniers au mois de septembre ; La terre attendait ensuite les semailles qui avaient lieu en octobre. Jusqu’en mai donc, on pouvait faire de bonnes provisions de pissenlits, moranges (carottes sauvages), chicorées sauvages et autres boissèles (scabieuse) Les enfants participaient à la collecte et c’était un peu pour eux une corvée qui se muait bien vite en récréation. Le sac qui devait contenir l’herbe pour les lapins servait parfois de traîneau ; après s’être glissés à l’intérieur, les enfants, filles ou garçons, s’élançaient du haut des revers des Hureaux  pour dévaler la pente abrupte de quelque huit à dix mètres de descente vertigineuse et se récupérer en bas  dans de joyeux éclats de rire. Il fallait finalement passer aux choses sérieuses ; après avoir cueilli l’herbe, on ne la tassait pas trop pour que le sac paraisse plus gros et on prenait le chemin du retour, le sac battant les mollets. Celui-ci était vidé dès l’arrivée à la maison et le tas d’herbe se faisait toujours trop petit au goût de la maîtresse de maison (…)

Avec ma grand-mère la cueillette de l’herbe aux lapins était aussi l’occasion de ramasser les escargots qui ne se cachaient pas assez vite. Les grenouilles aussi, passaient de vie à trépas et leurs cuisses, une fois dépouillées, étaient sautées à la poêle dans du beurre ou autre matière grasse, à la suite de quoi, elles étaient dégustées après avoir été saupoudrés d’ail et persil hachés fin.

Aux abords des haies, il n’était pas rare de découvrir des petites grenouilles vertes que l’on appelle rainettes. Elles avaient heureusement la vie sauve parce que trop petites et je m’amusais à les poser sur ma main pour admirer leur robe d’un beau vert sans tache ou brillaient deux yeux mordorés et bien ronds. On pouvait retourner la main et, grâce aux ventouses dont leurs pattes étaient pourvues, elles restaient suspendues aussi longtemps qu’on voulait.

Un petit retour en hiver pour évoquer la cueillette des pissenlits ; à peine sortis de terre, ceux-ci, soigneusement épluchés, puis lavés dans plusieurs eaux et égouttés à grands tours de bras, étaient déposés dans un grand saladier on versait ensuite, dessus, des lardons frits avec l’huile brûlante dans laquelle ils avaient fondu. On ajoutait des pommes de terre cuites en robe des champs qui, après avoir été épluchées, étaient écrasées finement à l’aide d’une fourchette ou tout simplement coupées en rondelles. Après adjonction d’échalotes ou ails  émincés, vinaigre, sel et poivre, le tout était bien mélangé avant d’être servi chaud. Cette copieuse salade constituait bien souvent l’essentiel du repas des soirs d’hiver. Quelquefois, précédait la soupe aux choux verts. Je me rappelle assez bien de quelle façon celle-ci était préparée. Là encore, le lard était largement représenté. Tout d’abord découpé en dés, et il était mis a fondre dans une marmite. Lorsqu’il était réduit et doré, on jetait les choux découpés feuille par feuille et grossièrement hachés dans la marmite avec poireaux, carottes et quelquefois une poignée de haricots blancs préalablement gonflés pendant quelques heures dans une casserole d’eau. Et, à l’aide d’une « papinette » on tournait la préparation afin de bien enrober les légumes de la graisse chaude. On mouillait alors largement après avoir ajouté des pommes de terre des Abondances de Metz une variété idéale pour faire de la purée (…) On salait et laissait bouillir doucement pendant plusieurs heures avant de servir tel quel, le bouillon et les légumes ensemble.

Lorsqu’au printemps, l’oseille commençant à pousser, ses feuilles servaient, elles aussi, à faire soit de la soupe ou bien à parfumer la sauce béchamel dans laquelle on mettait des œufs pocher. Pour la soupe à l’oseille ; après avoir lavé une poignée de feuilles, on les jetait dans une casserole pour les faire fondre dans un peu de graisse chaude ; lorsqu’elles étaient réduites en purée on mouillait d’une casserole d’eau avec un peu de sel. Pendant que la soupe donnait quelques bouillons, j’ai encore en mémoire et en possession la jolie soupière blanche dans laquelle ma grand-mère battait deux ou trois œufs pour verser sur le bouillon d’oseille tout frissonnant.

La panade figurait, elle aussi, assez souvent au menu du soir. Elle était préparée à partir de croûtons de pain coupés en tranches et mis gonfler dans un litre environ d’eau avec un peu de sel et on laissait mijoter doucement le tout assez longuement, au moment de servir, on ajoutait un peu de lait, un morceau de beurre et, là encore, deux ou trois œufs battus.

Puisque nous en sommes à la cuisine ; une préparation qui suivait généralement la mort du cochon ; qui se cuisait au four. Il s’agissait de grillades de porc frais que l’on déposait sur une feuille de papier sulfurisé avec oignons émincés, persil, sel et poivre et pour finalement envelopper le tout dans cette feuille de papier elle-même enroulée dans un ou deux journaux. Le paquet était glissé au four et on le laissait cuire au moins deux heures a ma question, mon grand-père me donna le nom de cette  préparation comme étant un « fi. (Fils) de p… » Allez savoir pourquoi ?

Les dures journées d’hiver, où le froid se faisait mordant, chacun s’adonnait à ses occupations. Il y avait les haricots que l’on avait mis sécher, accrochés sous le auvent, au cours de l’été ; qu’il fallait écosser, les sabots qu’il fallait brider, c'est-à-dire mettre une bande de cuir sur le dessus du pied afin que celui-ci tienne bien dans le sabot. Il fallait les « garnir » opération qui consistait à poser une feuille de cuir, également, sur la semelle et le talon du sabot pour en retarder l’usure. Des pointes à grosses têtes étaient clouées ensuite dans ce cuir. Le tressage des longes qui servaient à attacher les veaux se faisait aussi à la maison. Les femmes, tout en surveillant le feu qui pétillait joyeusement dans la cheminée où l’on avait accroché le jambon pour le faire sécher et fumer, exécutaient des travaux de raccommodage ou confectionnaient des chaussons à partir de morceaux taillés dans des couvertures de « soldat ». Le tricot était indispensable pour faire des pulls ou bien des chaussettes.

Les saisons se suivent au rythme des ans ; je ne reviendrai pas sur ce qui se passait au printemps. Les récoltes poussant dans les champs représentaient un certain décor ; certains cultivateurs savaient travailler la terre et avaient de belles récoltes alors que d’autres, au contraire, devaient compter avec les bleuets, les coquelicots, les marguerites quand ce n’était pas les chardons et les nielles avec leurs jolies fleurs rouge violacé dont la graine, dit-on mélangée au blé, est toxique.

La moisson se faisait à la faux. Tout le monde y était occupé : hommes femmes, et enfants. Tandis que le faucheur, l’étui de pierre à faux passé dans la ceinture, cet étui souvent en cuivre ou en fer étamé dont je ne me souviens plus du nom, était destiné à recevoir cette longue pierre qui servait à affûter la lame de l’outil dans un mouvement de gauche à droite et inversement. Un peu d’eau, au fond de l’appareil maintenait une certaine humidité à la pierre. Le faucheur lançait la faux dans le blé bien droit dans un large balancement du torse. La personne qui suivait, devait, après avoir confectionné le lien, et ramasser soigneusement la récolte que le faucheur avait laissée bien dressée le long de celle qui n’était pas encore coupée grâce aux longs crochets surmontant son outil. La personne donc, souvent une femme, enjavelait ; c'est-à-dire qu’elle prenait le blé, l’orge ou l’avoine, en brassées qui étaient déposées bien droites sur le lien étendu à terre cela formait une javelle ; lorsque le lien, une fois relevé et noué autour de cette javelle, celle-ci devenait une gerbe ou une botte. Je me souviens de ces journées passées au rythme du bruit sec de la faux et du craquement de la paille que l’on lie. Etant trop jeune pour participer, je partais à la recherche des insectes et des papillons encore nombreux à cette époque, il y en avait de toutes les tailles, de toutes les couleurs et je ne me lassais pas de les admirer. Les coccinelles toujours pressées faisaient ma joie, elles aussi. Les grandes sauterelles vertes, dérangées dans leur festin, prenaient leur envol pour s’en aller loin, très loin, à perte de vue. J’étais souvent le nez en l’air à contempler cette vie grouillante d’autrefois ; aussi, j’en oubliais quelquefois de regarder à mes pieds et je me souviens de cette frayeur lorsque je découvris une grosse araignée remontant allègrement sur mon tablier, et alors qu’elle était arrivée au niveau de l’épaule, je me mis à hurler (…), paralysée par la peur. Je peux vous la détailler, cette drôle de bête ! elle avait de courtes pattes et un gros corps rond marron tacheté de blanc et elle gravitait, gravitait !.. Mon père qui était un peu plus loin, accourut vite, pensant à une vipère ou je ne sais quelle bête malfaisante, et d’un coup de casquette chassa l’intruse. Je revois son sourire un peu ironique ! devant ma détresse.

La faux fut bientôt remplacée par la lieuse tirée par deux chevaux. Les tiges, après avoir été coupées à l’aide d’une scie, tombaient sur un tapis roulant qui les montait vers le lieu où une ficelle passait autour avant d’être nouée et coupée et la gerbe était expulsée par terre. Il n’y avait qu’à la ramasser et la dresser avec d’autres pour faire des meulettes que l’on laissait sécher quelques jours avant de les entasser dans la grange ou en meule en attendant l’hiver pour être battues.

Lorsque le soleil se montrait généreux on avait la chance de rentrer la récolte bien sèche ; si, au contraire, le mois d’août était pauvre en soleil et qu’il pleuvait tous les jours, le grain contenu dans les gerbes germait et je me souviens, certaines années, être obligé de se mettre à deux pour écarter les gerbes prises entre elles par les racines qui croissaient dans tous les sens tandis que les feuilles avaient poussé sur le dessus donnant une belle couleur verte à la tête des meulettes(…)

L’évocation du mois d’août m’amène à la fête à Mondement. Celle-ci célébrait Notre Dame dont la fête est le quinze août. Ma grand-mère et moi partions, à pied, à travers champs ou plutôt par les chemins qui conduisaient jusqu’au pied du château où toute la jeunesse des environs était rassemblée. J’étais fière dans ma jolie robe marine avec un col, des revers et des boutons blancs ; mes chaussures neuves, vernies, elles aussi bordées de blanc. Je n’osais pas marcher dans la sciure de la piste de danse par crainte de les salir, alors que la poussière du chemin les avait déjà largement recouvertes !

Je ne me lassais pas de regarder avec de grands yeux admiratifs les toilettes des jeunes filles qui les différenciaient selon l’aisance de papa et maman. Celles dont les conditions de vie étaient modestes, portaient des robes  joliment fleuries ; mais dont la simplicité tranchait avec les somptueuses toilettes, robes longues et soyeuses, pour les filles de riches familles de la région. J’étais émerveillée.

La municipalité de l’époque, avec à sa tête, son maire qui était aussi le châtelain, faisait bien les choses ; une année, je me souviens du concert donné par une harmonie militaire. Il y avait aussi parfois une course cycliste ou encore, ce que j’avais beaucoup aimé : un lâcher de pigeons voyageurs qui, dès les cages ouvertes, s’élançaient vers le ciel dans lequel ils traçaient à coups d’ailes précipités de grands cercles pour, une fois orientés disparaître vers un point précis, afin de rejoindre leur colombier.

Les marchands de sucreries avaient beaucoup de succès auprès des enfants. On ouvrait le porte monnaie, tout en réfléchissant on comptait les quelques pièces qui allaient permettre l’achat de quelques friandises. L’après-midi tirant à sa fin, il fallait songer au retour et, la fatigue aidant, le chemin me semblait toujours plus long ; mais à l’arrivée à la maison, le bon vieux chien nommée Baptiste, par son accueil joyeux, me faisait oublier la lassitude. Ce chien, je le vois encore, avec son pelage désordonné qui le couvrait du museau au bout de la queue. Les poils étaient tellement longs, qu’ils étaient plus ou moins pris en pelote et dessous ces pelotes : quatre pattes tout aussi hirsutes qui menaient une joyeuse sarabande autour de nous, ponctuée par de bruyants aboiements, tandis que ses bons yeux noisettes dissimulés en partie par ses longs poils exprimaient toute la tendresse dont il était capable.

Un jour Baptiste disparu. On pensa qu’il était parti dans le village et qu’il reviendrait bientôt. Mais les jours se succédaient et toujours pas de Baptiste. Il va sans dire que mon chagrin était immense. Ma grand-mère me donna une explication à cette disparition, car il était évident que la pauvre bête ne reviendrait pas ; à cette époque je me contentai de cette explication, non sans un certain doute. Voici donc l’histoire : ma grand-mère n’étant pas assez riche pour acheter du pain et des nomades ayant passé, un jour que j’étais absente, l’avaient trouvé beau(…) et très gentil, ma grand-mère leur avait donné Baptiste( ?) J’étais pourtant très jeune je ne comprenais cependant pas que ma grand-mère ai pu se débarrasser d’un animal aussi fidèle !

La vraie raison, je ne la connu que…cinquante ans plus tard. Je n’exagère pas ! Une fois, mon frère et moi vinrent à parler de Baptiste et voici ce que j’appris : A cette époque là, mes grands-parents avaient pour voisin un être violent qui possédait des chiens et bien sur des chiennes. Or Baptiste n’était pas sans aller offrir ses services en certaines périodes ; ce voisin irascible ne trouva rien de mieux que lui présenter une tartine de mort aux rats et il est facile d’imaginer les souffrances qu’a dû subir le pauvre animal. J’ai en souvenir, une phrase entendue de la bouche de mon grand-père : C’est dommage ( ?) que nous habitons tout près de chez lui, sans quoi, il aurait eu grand plaisir à nous mettre le feu ! En parlant de ce voisin.    

Les chaudes nuits d’août, c’était aussi le concert des petites sauterelles, très nombreuses jusque dans le jardin, auquel j’assistais malgré moi du creux de mon lit ; car la fenêtre de ma chambre donnait et qui donne toujours d’ailleurs sur ce jardin. Tout enfant, ce chant monotone me faisait très peur et je me recouvrais complètement avec les couvertures (…) Pour me rassurer, ma grand-mère me laissait la « lucette » allumée sur le guéridon. Cette petite lampe que l’on appelait aussi lampe pigeon, fonctionnait à l’essence. Lorsque j’étais sensée être endormie ma grand-mère ou mon grand-père venaient l’éteindre. Parfois, à mon réveil, alors que le soleil inondait la plaine et que les criquets s’étaient tus je découvrais la petite flamme qui avait veillé sur mon sommeil tout au long de la nuit ; personne n’ayant pensé à venir la souffler !

Sitôt levée, il m’arrivait d’aller  dans ce jardin délicatement nappé de rosée, à la recherche de ces criquets qui me taquinaient chaque soir et quand j’en découvrais un, je cherchais à l’attraper et, croyez-moi, il était beaucoup moins fier !

A mon retour, un grand bol de café au lait de la Rosette m’attendait tout fumant sur la table. J’aimais le parfum de ce café au lait qui se mêlait à l’odeur des rôties. Le tout prestement englouti,  nous partions, grand-mère, Baptiste quand il était encore là, les trois vaches et moi-même pour faire manger les bêtes dans les prés et les éteules.  Il fallait faire attention à ne pas les laisser franchir les limites des champs pour aller manger chez le voisin car, lui aussi, avait des vaches à nourrir. Grand-mère s’asseyait sur un sac en toile de jute qu’elle avait apporté et le grand parapluie de toile bleue tout grand ouvert. Afin de  nous mettre à l’ombre si le soleil était trop ardent, ou pour nous abriter du vent et de la pluie si ceux-ci venaient à sévir. De son panier, elle avait tiré son ouvrage de couture ou de tricot et pendant que les vaches, en s’aidant de leur langues démesurées, raccourcissaient les touffes d’herbe poussées depuis la moisson, elle tirait l’aiguille quand ce n’était pas le crochet. Au fond de ce panier, il y avait toujours pour chacune une pomme, une orange ou bien encore une barre de chocolat ; cela était destiné à combler le petit creux qui ne manquait pas de se manifester.

Septembre venu, les vaches n’étaient plus les seules à déambuler dans les chaumes ; les charretiers qui effectuaient les labours d’automne se faisaient entendre de part et d’autre des contrées, par leurs grands cris servant au commandement des chevaux. C’est à ce moment là que les éteules se garnissaient de soyeux fils blancs qui formaient une fine résille sur toutes les plantes. On appelait cela des fils de vierges ; en fait de vierge, lorsqu’on tirait un de ces fils, on y découvrait, suspendues au bout, de minuscules araignées noires.

Les charretiers, dont je viens de parler, partaient au pas tranquille de leurs chevaux accouplés par deux ou par trois selon l’importance de l’exploitation. Parfois même, il arrivait qu’un laboureur ne parte aux champs qu’avec un cheval. Je vois encore ces hommes assis en amazone sur le dos du cheval celui de gauche quand il y en avait plusieurs les jambes pendantes sur les côtes de l’animal et le fouet passé sur le cou, le manche leur battant les genoux. Parmi ces chevaux, il y avait de bonnes bêtes, douces, courageuses et pas forcément bien traitées par leur maîtres ; Il y avait de bons charretiers ; mais il yen avait malheureusement de moins bons qui n’hésitaient pas à maltraiter leur attelage ; les coups de fouet pleuvaient sans discernement tandis que fusaient les injures. Il y avait, par contre, des bêtes indociles dont on ne pouvait pratiquement rien tirer, il va sans dire que le travail était loin de s’en trouver simplifié.

Marceau par exemple était  un cheval grand et fort à la robe noire de jais. Quand il voulait bien, il marchait bravement ; mais il ne fallait pas l’effrayer. A ce moment là, il fonçait complètement affolé, qu’il fut attelé accouplé avec un autre cheval ou qu’il fut seul à tirer la charrette : il emmenait le tout au galop au risque de retourner le matériel auquel il était attelé. Un jour, alors que nous étions montées dans la carriole, ma grand-mère et moi, celle-ci voulut le presser, l’heure étant tardive, Marceau passa la vitesse supérieure(…) et s’élança au galop sur la route. Secouées et effrayées, nous nous cramponnions à la voiture pour ne pas tomber ; le regard affolé rivé à cette masse noire qui soufflait à pleins nasaux et dont la croupe se couvrait d’écume. Les mains crispées sur les rênes, ma grand-mère finit au moyen de paroles apaisantes par le calmer je n’oublierai jamais cette grande frayeur.

L’automne c’était aussi les interminables conciliabules des sansonnets dans les peupliers près du pont du Relais. Ces petits oiseaux, au plumage noir marbré de blanc, sont des travailleurs infatigables. Vous les voyez dans les prés, de leur démarche rapide et pressée, s’affairer à la recherche de leur nourriture.  L’approche des vendanges fait leur bonheur et rassemblés parfois par centaines, je dirais même, par milliers ; s’abattent dans les vignes pour se gaver de raisin qu’ils adorent. Le soir venu, le jabot bien rempli, tout ce petit monde revient donc vers les peupliers pour y passer la nuit après moult chansons. Du raisin il y en avait pas seulement dans les vignes, chaque vigneron avait toujours quelques treilles qui couraient le long des murs de sa maison. On pouvait les distinguer de loin : la treille étant traitée contre les maladies avec du vitrail, celui-ci donnait une jolie teinte bleu azur au mur de la maison. Les tomates que l’on cueillait et mettait à mûrir au soleil sur le rebord des fenêtres quand ce n’était pas sur le cul du four, qui donnait une jolie teinte vermillon. Ce qu’on appelait le cul du four était une construction qui se trouvait accolée à la maison et couverte en tuiles. Dans cette bâtisse se trouvait le four dont l’ouverture donnait à l’intérieur de la maison, dans la cheminée plus précisément, dans lequel on faisait cuire le pain. Pour ce faire on emplissait ce four de bois que l’on allumait pour faire un grand feu. Au fond de ce four, se trouve, au milieu des briques qui en formaient la voûte, quand ce n’était pas des tuiles, au fond donc une pierre carrée appelée Moine ; lorsque le feu blanchissait ce Moine, le four était chaud. On retirait alors les restes du feu que l’on mettait dans un compartiment qui se trouvait dessous. A ce moment-là, on enfournait le pain et refermait le four. Au bout d’un certain laps de temps, lorsque le pain était bien gonflé avec une belle croûte dorée on défournait. Il en était ainsi chaque semaine.